51.
— Traditionnellement, comme je te le disais, le carré est un morceau de papier sur lequel le jeune compagnon note toutes les villes par lesquelles il passe lors de son tour de France et fait consigner par chaque cayenne la preuve qu’il a bien payé son séjour, ce qui lui permet d’entrer dans la cayenne suivante. Dans notre loge, ce que nous appelons notre carré est l’une des six pages manquantes du carnet de Villard. Lors de nos réunions, ici, dans la cayenne, chacun d’entre nous doit montrer son carré au maître de loge pour avoir le droit d’entrer. Mais à présent, quatre des carrés ont été dérobés, dont celui de Paul.
— Celui qu’il m’a envoyé en photocopie.
— Oui.
Mona Safran planta ses yeux dans ceux d’Ari. Elle avait sur le visage une expression presque solennelle. Avec des gestes exagérément lents, elle sortit de son sac une sorte de boîtier en métal, très plat, de la dimension d’une feuille de papier à lettres, fermé sur le côté par un crochet. Elle l’ouvrit délicatement, dévoilant le trésor qu’il renfermait : un vieux parchemin abîmé, soigneusement maintenu par un élastique à chaque coin.
— Voici le mien, Ari. Voici le cinquième carré de la loge Villard de Honnecourt.
Elle déposa le fin boîtier ouvert sur la table basse, juste devant eux.
Ari, impatient, s’approcha et inspecta méticuleusement le parchemin. Il y avait quelque chose d’irréel à découvrir ici, dans ces circonstances, cette mystérieuse page dessinée au XIIIe siècle et qui avait parcouru les âges sous la protection successive des membres dévoués d’une société compagnonnique secrète. Cet original était évidemment beaucoup plus impressionnant que la photocopie envoyée par Paul.
À première vue, le document était authentique, ou alors c’était un faux magnifiquement réalisé. La couleur et la texture du parchemin pouvaient en tout cas parfaitement correspondre à une pièce vieille de huit siècles, tout comme la couleur de l’encre et la calligraphie.
La composition des textes et du dessin ressemblait à celle de la page de Paul Cazo. L’inscription « L :. VdH :. », plus récente, était écrite en haut à gauche de la page, laquelle était d’une taille visiblement similaire. En dessous, à nouveau, une succession de lettres, groupées deux par deux : « RI NC TA BR CA IO VO LI – O ». Ari remarqua que le tiret suivi de la lettre O était d’ailleurs précisément le même que sur la photocopie de Paul.
En dessous encore, l’illustration représentait cette fois une colonne sculptée, sans doute le pilier d’une église. Le chapiteau, sur lequel était centré le dessin, figurait différents animaux emmêlés les uns dans les autres. À côté, un premier texte assez court, en picard à nouveau, semblait donner quelques explications. Puis, tout en bas, le texte principal ne comprenait cette fois qu’une seule et courte phrase.
— C’est… C’est stupéfiant, bredouilla Ari.
Il admira longuement, à la lumière vacillante de la cheminée, les détails du carré. C’était comme si toute l’histoire que lui avait racontée Mona Safran s’ancrait dans le réel. Le grand sceptique qu’il était devait bien se rendre à l’évidence : le récit de cette femme, aussi étonnant fût-il, prenait une crédibilité nouvelle.
— Mona, tu connais la traduction des deux textes ? demanda-t-il alors sans quitter la page des yeux.
— Oui, bien sûr, répondit-elle en tirant une bouffée de cigarette. Ce n’est pas très compliqué. Tu pourrais traduire toi-même.
— Je suis sûr que je finirais par y arriver, oui, mais je t’en prie…
Il y avait dans les yeux d’Ari une lumière qui lui donnait des airs de grand enfant, et elle semblait trouver cela amusant.
— Le premier : « Por un de mes premiers esplois en le pais u fui nes moi couint esquarir le piere rude et naive. » En gros, ça signifie : « Pour l’un de mes premiers travaux sur ma terre natale il m’a fallu dégrossir la pierre brute. »
— « L’un de mes premiers travaux sur ma terre natale ? »
— Oui. Je pense que le pilier qui est dessiné ici était l’une des réalisations de Villard pour l’abbaye de Vaucelles, qui est juste à côté d’ici. Difficile toutefois d’en être sûre, il ne reste que des ruines des principaux bâtiments de l’abbaye, et l’église, sur laquelle il a probablement travaillé, a entièrement été détruite au XVIIIe.
— J’ai pourtant questionné un spécialiste qui affirme que Villard n’était pas maître d’œuvre…
— Je vois que tu t’es bien renseigné… En effet. Villard, contrairement à ce qu’ont longtemps pensé les commentateurs de ses carnets, n’était ni architecte ni maître d’œuvre. Il était tailleur de pierres, Ari. Un tailleur de pierres curieux et érudit, certes, mais un tailleur de pierre tout de même. Et c’est sa curiosité et sa soif de connaissance qui le poussaient à prendre des notes, à faire des croquis lorsqu’il se déplaçait de chantier en chantier. Ce n’est donc pas en tant qu’architecte qu’il a travaillé sur l’abbaye de Vaucelles. Mais en tant que sculpteur. Et cette colonne, visiblement, était l’un de ses premiers travaux artistiques…
— Je vois. Et la petite phrase, en dessous ?
— Écoute, là, vraiment, tu n’as pas besoin de moi. « Si feras tu. XXV. uers orient. »
L’analyste s’y essaya.
— « Ici tu feras 25 vers l’orient ? »
— Exactement.
— 25 quoi ?
— Ça, je l’ignore…
Ari hocha lentement la tête.
— C’est intéressant. Comme sur la page de Paul, on dirait une indication pour un jeu de piste.
— C’en est une, Ari. Villard de Honnecourt a réparti sur ces six feuilles des recommandations pour retrouver un lieu.
— Quel lieu ?
— Là je t’assure que je n’en ai aucune idée ! Et je n’ai pas envie de savoir, pour être franche. En entrant dans la loge Villard de Honnecourt, j’ai fait le serment de ne jamais le chercher. C’est le sens même de notre loge, Ari, s’assurer que personne, jamais, ne pourra trouver le mystère caché par Villard dans ses carnets. Personne, pas même nous.
— Alors pourquoi tu me montres ton carré ?
— Pour te prouver que je te fais confiance, et parce que, de toute façon, tu n’auras jamais les six pages.
— C’est donc cela, le mobile des crimes ? Ceux qui sont à votre recherche veulent réunir les six carrés pour percer le secret de Villard…
— Évidemment !
— Cela n’explique pas le modus operandi des crimes.
— Nous avons affaire à des malades, Ari. De grands malades. Tu as vu cet Albert Khron…
— Tu es persuadée qu’il est impliqué ?
— Cela ne fait aucun doute. C’est à lui que Sylvain Le Pech a révélé l’existence de notre loge.
— Il n’agit pas seul, toutefois. J’ai eu affaire à deux costauds, et les meurtres sont commis par une femme.
— Oui. Mais je pense que c’est lui qui dirige les opérations. Je n’ai malheureusement pas la moindre idée sur l’identité de ses complices. J’espérais en apprendre plus en allant à sa conférence, mais en te voyant, j’ai pris peur…
— C’est idiot. Tu aurais dû tout me dire à ce moment-là.
— Je n’étais pas censée le faire, Ari.
— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?
— En rentrant chez moi, je n’ai pas cessé de me dire qu’Albert Khron m’avait reconnue, à la conférence. Je l’ai vu dans son regard. Et ça m’a fait peur. Je… Je ne me sens plus du tout en sécurité. Ce type veut ma peau.
Ari but une gorgée de whisky. Au moins, ils avaient une piste ; une piste sérieuse. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi des preuves concrètes, démontrer l’implication d’Albert Khron, trouver ses complices.
L’analyste inspecta à nouveau le carré de Mona Safran. Il se demandait quel mystère il pouvait receler, quel secret pouvait bien attirer ce sinistre Albert Khron.
— Que signifient les lettres en haut, Mona ?
La galeriste sourit.
— Ça, désolée, je ne te le dirai pas.
— Tu m’as promis de m’aider !
— À retrouver les meurtriers, oui, mais pas à décoder les pages de Villard, Ari.
— Tu ne crois pas que je pourrais plus facilement retrouver les types qui vous pourchassent si je comprenais le sens de ce qu’ils cherchent sur vos foutus parchemins ?
— N’insiste pas. Je t’en ai déjà dit bien plus que je ne le devrais…
Mona Safran se leva et passa familièrement sa main dans les cheveux d’Ari.
— J’ai un petit creux. Tu veux grignoter quelque chose ?
— Oui. Avec plaisir.
Elle s’éloigna vers la pièce adjacente.
— Je n’ai pas grand-chose ici, lança-t-elle à travers l’ouverture de la porte. Des biscuits…
— Ça ira très bien.
Sans un bruit, Ari sortit son téléphone de sa poche et enclencha la fonction appareil photo. Il plaça son portable juste au-dessus du carré de Mona et, par sécurité, prit trois photos successives. Puis il se dépêcha de le ranger avant que la galeriste ne revienne.
Soudain, la voix de Mona Safran le fit sursauter.
— Ari ! Il y a quelqu’un dans le jardin !
— Hein ?
— Je viens de voir quelqu’un traverser le jardin !
Mackenzie se leva aussitôt. Il se précipita vers l’entrée de la pièce, enfila ses chaussures et prit son magnum dans son holster. Au même moment, la galeriste fit à nouveau irruption dans le salon. Ari essaya de lui adresser un regard rassurant.
— Je vais voir. Ton carré, Mona, mets-le en sécurité.
La femme prit le boîtier de métal sur la table basse et le referma.
Ari posa une main sur la poignée de la porte d’entrée et la tourna lentement. Il l’entrouvrit, se plaqua contre le mur et poussa la porte du bout du pied, les deux mains serrées sur la crosse de son arme. Des flocons de neige pénétrèrent en rafale à l’intérieur de la maison.
Son revolver tendu devant lui, il passa le seuil et inspecta rapidement les alentours. Le mauvais temps et l’obscurité ne laissaient voir qu’à quelques mètres à peine. Le jardin était une forêt d’ombres indistinctes. Le vent secouait les branches et son souffle continu étouffait les bruits. Ari scruta les silhouettes noires qui bougeaient ici et là, mais ce n’étaient que des buissons. Sur ses gardes, il fit quelques pas vers la petite allée. Rien. Personne. Mona avait peut-être pris l’ombre d’un arbre pour une silhouette humaine… Il frissonna. Les flocons se collaient sur son visage et trempaient sa chemise. Il bougea les doigts pour ne pas se laisser engourdir par le froid glacial, puis il se dirigea prudemment vers le flanc gauche de la maison. Il remarqua des traces de pas sur le sol.
Les battements de son cœur s’accélérèrent. Quelques mètres devant lui, des empreintes dans la neige, récentes, contournaient la cayenne. Quelqu’un, quelques instants plus tôt, était passé derrière le bâtiment. Il jura, essuya les flocons qui brouillaient sa vue et accéléra le pas. Longeant le mur, il suivit les traces jusqu’au jardin situé de l’autre côté. Soudain, il s’immobilisa.
La piste s’arrêtait devant une fenêtre, grande ouverte. Résistant à la panique, il jeta un coup d’œil à l’intérieur, puis se hissa par-dessus le rebord. Mais alors qu’il venait de poser le pied sur le carrelage de ce qui se révéla être la cuisine, une déflagration retentit, assourdissante. Le coup de feu résonna longtemps dans la pièce voisine.
Ari traversa la pièce en courant et se positionna derrière la porte en bois. Il inspira profondément, releva le chien de son arme, se glissa sur le côté puis ouvrit la porte d’un geste brusque, en essayant de rester à l’abri.
Avant même qu’il n’ait eu le temps de regarder dans le salon, un nouveau coup de feu retentit. La balle se planta dans le mur devant lui, projetant des éclats de plâtre. C’était sur lui qu’on tirait à présent.
Il s’accroupit, attendit quelques secondes, puis tenta un rapide coup d’œil par l’ouverture de la porte. Il vit alors la silhouette d’une femme à la longue chevelure blonde qui se précipitait vers l’entrée de la cayenne. Cette chevelure blonde, si claire… Elle ne lui était pas étrangère. Il avait déjà remarqué cette crinière quelque part…
Sans hésiter, ajustant son tir, il appuya deux fois sur la détente. La femme se projeta immédiatement sur le sol. Il avait raté sa cible.
Toujours accroupi, il progressa lentement dans le salon, avança vers la cheminée et s’abrita derrière elle. C’est alors qu’il vit le corps de Mona Safran.
La galeriste était là, étendue au milieu du salon, à côté de la table basse, immobile, les yeux grands ouverts, la poitrine ensanglantée. La position de ses bras, la torsion de sa nuque ne laissaient aucun doute. Elle était morte sur le coup. Ari ferma les yeux. Il n’arrivait pas à y croire. Devant lui ! Mona Safran s’était fait abattre devant lui ! Une nouvelle fois, il avait échoué. Et failli à sa promesse.
Il entendit un bruissement près du canapé. La femme, cachée derrière, s’apprêtait sans doute à tenter une sortie. Pour ne pas lui laisser l’avantage, il se redressa aussitôt et tira une nouvelle fois en visant approximativement l’endroit où il avait entendu du bruit. Il aperçut alors le canon d’un revolver à gauche du canapé et recula juste à temps pour éviter une salve de trois coups. Les balles se logèrent sur sa droite, à quelques centimètres à peine de son épaule.
— Je savais bien qu’on finirait par s’affronter, Mackenzie. Depuis le premier jour. Je l’ai vu dans vos yeux, à Reims, lâcha la femme d’une voix douce et chaude.
Ari fronça les sourcils. À Reims ? La meurtrière l’avait vu à Reims ? Il essaya de se remémorer la scène. L’appartement de Paul. La foule dehors. Non. Ce n’était pas là qu’il avait vu cette crinière blonde. Non.
Cela lui revenait à présent.
Cette femme, assise seule dans le café où il était allé boire un whisky. Cette belle blonde aux yeux bleus qu’il avait même hésité à aborder… Depuis le premier jour, elle avait été là. À quelques mètres de lui à peine…
— Nous nous ressemblons bien plus que vous ne le croyez, Ari.
L’analyste ne répondit pas.
— Vous êtes mon double, vous savez. Nous sommes des anges, tous les deux. Vous êtes un ange de lumière, et moi un ange des ténèbres. Nous nous ressemblons bien plus que vous ne le croyez, répéta-t-elle. Et tout finira par notre confrontation, Ari. Nous n’avons pas d’autre choix. L’un de nous deux va devoir éliminer l’autre.
Ari serra les dents. La femme qui avait tué Paul Cazo et tous les autres était là, à quelques pas de lui. À portée de tir. Il pouvait mettre fin à cette histoire. Maintenant. Une bonne fois pour toutes.
— Mais cela ne sera pas aujourd’hui, ajouta la femme comme si elle avait lu dans ses pensées. Pas ici. Pas comme ça.
— Combien vous paie Albert Khron pour faire le sale boulot à sa place ? demanda Ari, à la fois pour la retenir et pour provoquer d’éventuelles réactions qui pourraient lui en apprendre davantage.
Il l’entendit ricaner de l’autre côté de la pièce.
— Ari, j’ai beaucoup de respect pour vous. Ne me faites pas l’insulte de me prendre pour une faible. On se retrouvera bientôt.
Ari s’inclina au-delà de la cheminée. Il eut à peine le temps de voir la femme effectuer une roulade et passer dans la troisième pièce de la maison. Il sortit aussitôt de son abri et avança dans le salon, toujours en joue. Il enjamba le corps de Mona Safran. Le boîtier métallique n’était plus entre ses mains.
Quand il fut à hauteur de la porte, il tira une nouvelle fois, à l’aveugle, pour couvrir son avancée. Il sentit alors un courant d’air glacial qui venait de l’autre côté. La femme avait dû sortir par la fenêtre.
Furieux, il était prêt à se lancer sa poursuite quand une lumière blafarde apparut dans son dos. Ari fit volte-face.
Deux phares blancs avançaient vers la maison, sur le chemin. Mackenzie courut vers l’entrée, ouvrit prudemment la porte, jeta un coup d’œil vers l’allée et reconnut aussitôt, avec stupeur, la voiture de Lola, qui n’était plus qu’à quelques mètres. Son sang ne fit qu’un tour. À travers les bourrasques de neige, il vit, de l’autre côté du pare-brise, le regard halluciné de la jeune libraire. Sans réfléchir, pris de panique, il courut vers elle en hurlant.
— Non ! Lola ! Recule !
Mais elle ne pouvait pas l’entendre. Sans cesser de courir, Ari fit de grands gestes pour l’inciter à faire demi-tour. Soudain, une déflagration retentit dans son dos.
Ari fut stoppé net dans sa course et s’écroula lourdement dans la neige. C’était comme si sa jambe avait cédé d’un seul coup sous son poids. La balle s’était logée dans le haut de sa cuisse droite. Étendu sur le sol glacial, il hurla de douleur et de rage, puis se retourna sur le dos, tendit son arme entre ses jambes pliées et, ignorant où était sa cible, appuya sur la détente en visant au hasard dans l’obscurité, en direction de la maison. Il tira une seconde fois, sans cesser de crier, comme pris d’une démence soudaine, puis, quand il appuya une troisième fois sur la détente, aucun coup de feu ne retentit. Il avait vidé les balles du barillet.
S’aidant de son pied gauche, il recula sur le dos en direction de la voiture de Lola qui venait de s’immobiliser, tout en fouillant dans sa poche pour sortir de nouvelles cartouches.
— Ari ! Monte !
Il vit derrière lui la portière passager grande ouverte. Il poussa plus fort sur sa jambe. Allongé dans la neige, il était une proie bien trop facile. Au même instant, il aperçut une ombre qui traversait le jardin, sur sa gauche, à dix mètres de lui à peine. Les doigts tremblant, il glissa dans son barillet les quatre balles qu’il avait pu trouver dans sa poche, visa en direction de la silhouette qui s’enfuyait et tira par deux fois. En vain. La femme continua sa course et disparut bientôt dans l’obscurité.
— Ari ! Dépêche-toi !
Mackenzie grogna, le visage déformé par la douleur, et parvint à se lever tout en gardant sa jambe droite tendue. Il se dirigea vers la voiture de Lola en sautillant et s’écroula sur le siège passager.
— Qu’est-ce que tu fous là, Lola ?
La jeune femme ne répondit pas. Des phares s’allumèrent tout au bout du chemin, du côté de la route.
— Suis-la ! lâcha Ari en claquant la portière.
— Ça va pas, non ?
— Suis-la, bon sang !
Lola enclencha la marche arrière. Les pneus dérapèrent sur la neige.
— Doucement ! N’accélère pas trop, tu vas nous embourber !
La libraire relâcha l’accélérateur, et la gomme retrouva son adhérence. Secouée par les aspérités de la route, la voiture remonta tant bien que mal jusqu’en haut du chemin.
Au loin, les feux arrière de la berline marron s’estompaient progressivement dans le voile de neige.
— Elle se barre ! Fonce !
Lola braqua le volant pour mettre son véhicule dans le sens de la départementale, passa la première et s’engagea sur la route. La voiture chassa légèrement sur le côté puis fila enfin sur la route enneigée.
— Plus vite ! On va la perdre !
— Putain, mais je peux pas, Ari ! Ça glisse ! rétorqua la jeune femme, des sanglots dans la voix. Et je vois rien, en plus !
Les mains crispées sur le volant, elle tenta malgré tout d’aller plus vite, mais l’autre voiture avait maintenant complètement disparu.
Ils entrèrent bientôt dans Honnecourt sans ralentir.
— On l’a perdue, lâcha Lola.
— Continue ! insista Ari.
La rue, devant eux, faisait un virage sur la gauche. Lola ralentit légèrement, les yeux rivés sur la chaussée. La neige s’accumulait sur les essuie-glaces. Soudain, il y eut un bruit sourd. Le craquement de la neige sous les pneus. Alors qu’ils approchaient du point de corde, la jeune femme avait pris peur et donné le coup de freins fatidique. La gomme avait perdu son adhérence et la voiture fonçait en crabe vers l’extérieur du virage, irrémédiablement poussée par l’inertie.
— Lâche les freins ! Contre-braque ! hurla Ari, mais c’était déjà trop tard.
Le véhicule entama un tête-à-queue dans la valse de la neige, puis fut interrompu brusquement dans sa course. Ils heurtèrent de plein fouet le mur d’une maison de brique rouge, dans un vacarme tonitruant de tôle froissée. L’impact sembla se dérouler au ralenti, dans un mélange d’odeur d’essence et de caoutchouc brûlé, un feu d’artifice d’éclats de verre et de morceaux de brique. Ari, qui n’avait pas pris le temps de mettre sa ceinture de sécurité, fut projeté violemment contre le montant du pare-brise. Sa tempe heurta brutalement le bras de tôle. Il perdit aussitôt connaissance.